Quel jour du mois et de l'année? Le 13 Novembre 1835. Quelle heure? Dix heures du soir sonnant à la grande horloge de St. Paul.
En même temps toutes les églises de la ville ouvrent leurs gosiers de bronze et forcent leurs voix. Quelques-unes ont inconsidérément commencé de chanter avant la Cathédrale; d'autres n'y vont pas si vite et sont en retard de quatre, de six coups sur la grosse cloche. Cependant toutes se suivent d'assez près pour laisser ensemble dans l'air une même résonance longue et plaintive. On dirait que le père ailé qui dévore ses enfants décrit une courbe retentissante, avec sa faux gigantesque, au-dessus de la Cité.
Quelle est cette cloche plus sourde et plus triste que toutes les autres, plus proche aussi de notre oreille?.. Ce soir-là elle retarde si fort que ses vibrations persistent seules, longtemps après que tout autre son s'est éteint dans l'air. C'est la cloche de l'Hospice des Enfants Trouvés.
Jadis les enfants y étaient reçus sans enquête. Un tour pratiqué dans la muraille s'ouvrait et se refermait discrètement. Il n'en est plus ainsi aujourd'hui. On prend des informations sur les pauvres petits hôtes, on les reçoit par faveur des mains de leurs mères. Ces malheureuses mères doivent renoncer à les revoir, à les réclamer même, et cela pour jamais! Ce soir, la lune est dans son plein, la nuit est assez douce. La journée n'a pourtant pas été belle; la boue épaissie par les larmes du brouillard recouvre les rues d'une couche noirâtre, et, certes, il faut, pour éviter l'atteinte pénétrante, que la dame voilée qui se promène de long en large soit bien et solidement chaussée.
Elle marche évitant la place des fiacres; on la voit s'arrêter de temps en temps dans l'ombre de la partie occidentale de ce grand mur quadrangulaire, le visage tourné vers une petite porte dérobée. Au-dessus de sa tête se déploie le ciel pur, éclairé par cette lune brillante, les souillures du pavé s'étendent sous ses pas, et son esprit est divisé entre des pensées bien différentes, les unes presque heureuses, les autres cruelles. Son cœur ne lui parle point le même langage que l'expérience impitoyable; l'empreinte de ses pieds se succédant aux mêmes places dans cette boue noire a fini par y tracer comme un labyrinthe: ne serait-ce point là l'image de sa vie, des obstacles que le hasard a dressés devant elle, et du dédale inextricable où ses fautes l'ont engagée?
La porte dérobée s'ouvrit alors, et une jeune femme sortit de l'Hospice.
La dame voilée se tint d'abord à l'écart, observant de tous ses yeux. Ayant vu la porte se refermer elle se mit à suivre la jeune femme.
Elles traversèrent ainsi deux rues en silence. La dame voilée, enfin, étendit la main vers celle qu'elle suivait et la toucha. La jaune femme s'arrêta, tout effrayée et se retourna.
– Vous m'avez déjà touchée hier soir, – s'écria-t-elle, – et, lorsque j'ai tourné la tête, vous avez refusé de me parler. Pourquoi me suivez-vous comme un fantôme?
– Je n'ai pas refusé de vous parler, – murmura la dame. – J'ai bien essayé de le faire; mais alors je n'ai pu…
– Que voulez-vous de moi?.. Je ne vous ai jamais fait de mal?
– Jamais.
– Je ne crois pas vous connaître?
– Vous ne me connaissez pas.
– Que puis-je donc, pour vous être utile?
– Il y a deux guinées dans ce papier. Acceptez mon pauvre petit présent, et je vous le dirai.
La jeune femme, qui avait bien le plus honnête visage du monde, rougit vivement.
– Je suis Sally, – dit-elle. – Dans ce grand établissement, auquel j'appartiens, il n'y a pas une grande personne ni un enfant qui n'ait toujours une bonne parole pour Sally. On n'aurait pas pris une si bonne opinion de moi, si l'on me croyait capable de me vendre.
– Hélas! – fit la dame, – je ne songe pas à vous acheter. Je voulais seulement vous offrir une légère récompense.
Avec fermeté, mais sans aigreur, Sally repoussa la main qui lui présentait l'offrande.
– S'il y a quelque chose que je puisse faire pour vous obliger, – dit-elle, – vous vous trompez en pensant que je le ferai pour de l'argent. Que désirez-vous?
– Vous êtes l'une des gardiennes ou des employées de l'Hospice. Je vous en ai vue sortir hier et ce soir.
– Je suis Sally, madame; je suis Sally.
– Votre visage annonce la patience et la douceur, je suis sûre que les enfants s'attachent tout de suite à vous.
– Pauvres chéris!.. c'est vrai, madame.
La dame releva son voile. Elle n'était guère moins jeune que Sally. Certes sa figure avait quelque chose de bien plus aristocratique et décelait une intelligence bien plus ouverte: mais aussi comme elle était pâle et fatiguée!
– Je suis la malheureuse mère d'un enfant confié à vos soins, – balbutia-t-elle, – et je veux vous adresser une prière!..
Sally alors, touchée de la confiance que la pauvre femme lui avait montrée en écartant son voile, Sally, dont les actions étaient toujours simples et pleines de bonté, replaça la voile sur ce visage pâle et se mit à pleurer.
– Vous écouterez ma prière, – lui dit la dame, – Vous ne serez point insensible aux angoisses d'une infortunée qui vous supplie?..
– Oh! chère… bien chère… – s'écria la bonne Sally. – Que faut-il vous dire? Et que puis-je faire? Ne parlez pas de prière, au moins… Nos prières ne doivent s'élever que vers notre Père à tous: on n'en adresse point à une pauvre fille comme moi. D'ailleurs je vais quitter l'Hospice; je n'y resterai plus que six mois, jusqu'à ce qu'une autre jeune femme ait été mise au courant de mon service et soit prête à me remplacer. Je vais me marier, madame. Je ne serais pas sortie ce soir si mon Dick… c'est celui que je dois épouser… n'était malade. J'aiderai sa mère et sa sœur à le veiller cette nuit. Ne vous affligez pas si fort.
– Ah! bonne Sally… chère Sally… vous êtes pleine d'espérance, et depuis longtemps l'espérance s'est éteinte devant mes yeux. La vie s'offre à vous belle et paisible, vous deviendrez une femme respectée et sans doute une tendre et orgueilleuse mère. Vous êtes une femme aimante et vivante… Et moi, il faut que je meure!.. Écoutez, écoutez-moi, je vous en prie.
– Mon Dieu! – s'écria Sally, – que dois-je donc faire? Voyez comme vous vous servez de mes propres paroles contre moi. Je vous ai dit que j'étais sur le point de me marier, afin de vous faire mieux comprendre que j'allais quitter cette maison et que je ne pouvais vous être d'aucun secours, pauvre femme!.. Et vous voudriez à présent me persuader que j'ai tort de me marier et que je suis cruelle en refusant de vous servir. Ce n'est pas bien!.. Allons, est-ce que cela est bien, madame?
– Sally, ma bonne Sally, ce n'est point dans l'avenir que je vous demande de m'aider, oh! non, ce n'est pas dans l'avenir. Ma prière ne regarde que le passé, je n'attends de vous que deux mots.
– Là, – s'écria Sally, – voilà qui va de mal en pire. Si je ne comprenais pas quels sont ces deux mots que vous voulez savoir…
– Vous le comprenez, Sally. Quels sont les noms que l'on a donnés à mon pauvre baby?.. Quels sont ces noms? Je ne vous en demande pas davantage; j'ai lu la règle de la maison. Il a été baptisé dans la chapelle et enregistré dans le grand-livre. C'était Lundi soir… Comment l'a-t-on appelé?
Elle se mit à genoux devant Sally, – à genoux dans la boue épaisse de cette petite rue déserte et sans issue qui conduisait aux jardins de l'Hospice; elle se serait roulée sur le pavé dans la véhémence et la folie de son désespoir, si la bonne Sally ne l'eût relevée.
– Oh! non… non!.. – s'écria cette chère fille, – vous me donnez envie de faire une bonne action. Laissez-moi regarder encore votre jolie figure; mettez vos mains dans les miennes… Jurez-moi que vous ne me demanderez rien de plus que ces deux mots.
– Jamais… jamais je ne vous demanderai autre chose.
– Et si je les dis, ces noms, vous n'en ferez pas un mauvais usage? Vous ne ferez pas tourner cette révélation contre moi?
– Jamais!.. Jamais!..
– Walter Wilding.
La dame jeta sa tête sur le sein de la jeune fille, la tint un moment embrassée, et murmura une bénédiction fervente.
– Embrassez-le pour moi! – fit-elle.
Et elle disparut.
Quel jour du mois et de l'année? Le premier Dimanche d'Octobre 1847. Quelle heure à Londres? Une heure et demie de l'après-midi à la grande horloge de St. Paul.
Aujourd'hui l'horloge de l'Hospice des Enfants Trouvés marche de conserve avec celle de la Cathédrale. Le service est fini dans la chapelle et les Enfants Trouvés sont à dîner.
Il y a comme toujours beaucoup de monde à ce dîner; deux ou trois directeurs, des familles entières de paroissiens, et quelques curieux. Un doux soleil d'automne pénètre dans la salle. Ces grandes fenêtres, ces murailles sombres sur lesquelles les rayons vont se jouant, sont des choses qu'Hogarth aimait à reproduire dans ses tableaux.
Le réfectoire des filles (la division des filles comprend aussi celle des plus jeunes enfants) est le principal attrait de curiosité pour l'assistance. Des valets d'une propreté rare glissent autour des tables silencieuses. Les curieux vont et viennent à leur guise et font tout bas entre eux plus d'un commentaire sur la figure de ce numéro qui est là-bas près de la fenêtre. C'est que beaucoup de ces physionomies expansives ont un caractère qui mérite de fixer l'attention. Il y a parmi les assistants des visiteurs habituels qui connaissent les hôtes du lieu. On les voit s'arrêter à une place marquée, se pencher, et dire quelques mots à l'oreille de l'un des enfants. Ce n'est point médire que de remarquer en passant qu'ils s'adressent surtout à ceux qui ont un joli visage… Tout le monde circule, chuchote, s'anime, et la monotonie de ces longues salles moroses en est quelque peu rompue.
Une dame voilée, que personne n'accompagne, s'avance au milieu de la foule. On ne peut douter en la voyant qu'elle ne vienne à l'Hospice pour la première fois. Sans doute la curiosité ni l'occasion ne l'avaient jamais amenée dans ce triste séjour, et ce spectacle semble la troubler un peu. Elle fait le tour des tables, sa démarche est incertaine, et son attitude tremblante. Elle va, cherchant son chemin qu'elle ne veut pas demander, elle arrive au réfectoire des petits garçons. Pauvres petits, ils sont moins recherchés que les filles; point de visiteurs autour d'eux: les yeux humides de la dame voilée plongent dans la salle.
Justement, sur le seuil de la porte, se trouvait une employée d'un certain âge, respectable matrone, femme de charge, utile à tout. C'est à elle que la dame s'adresse.
– Vous avez beaucoup de petits garçons ici? – dit-elle. – À quel âge les fait-on entrer dans le monde?.. Se prennent-ils souvent de passion pour la mer? – Et puis d'une voix étouffée: – Savez-vous lequel est Walter Wilding?
La matrone sentit avec quelle ardeur brûlante les yeux de l'étrangère s'attachaient sur les siens, à travers le voile épais. Aussi baissa-t-elle la tête, n'osant la regarder à son tour.
– Je sais lequel est Walter Wilding, – dit-elle – Mais mon devoir m'interdit de faire connaître aux visiteurs le nom de nos enfants.
– Ne pouvez-vous seulement me le montrer sans rien me dire? – répliqua la dame voilée.
Sa main allait en même temps chercher celle de la femme et la serrait de toute sa force.
– Je vais passer autour des tables, – dit tout bas la matrone sans avoir l'air de s'adresser à la visiteuse. – Suivez-moi des yeux. Le petit garçon près duquel je m'arrêterai et à qui je parlerai tout à l'heure, ne sera pour vous qu'un étranger comme tous les autres; mais celui que je toucherai en passant sera Walter Wilding. Ne me dites plus rien et éloignez-vous.
La dame voilée obéit, avança de quelques pas dans la salle, les yeux fixés sur la matrone.
Celle-ci, d'un air officiel et grave, marche en dehors des tables en commençant par la gauche. Elle suit la ligne entière, tourne, et revient à l'intérieur des rangs et, jetant un regard furtif du côté de la dame voilée, s'arrête auprès d'un enfant, se baisse, et lui parle. L'enfant lève la tête et répond. Elle l'écoute d'un air naturel, en souriant, et pose en même temps sa main sur l'épaule du petit garçon assis à droite. Tandis qu'elle continue de causer avec l'autre, elle fait à celui-ci quelques caresses sans lui rien dire; puis elle achève sa tournée le long des tables sans toucher aucun autre enfant et sort de la salle.
Le dîner est fini, la dame voilée s'avance à son tour, par le chemin indiqué, en dehors des tables, en commençant par la gauche. Elle suit la longue rangée extérieure, tourne, et revient sur ses pas. Par bonheur pour elle, d'autres personnes viennent d'entrer par hasard et sans but. Elle ne se voit plus seule dans la salle; et, moins alarmée, elle relève son voile et, s'arrêtant devant le petit garçon que la matrone a touché: – Quel âge avez-vous? – dit-elle.
– Douze ans, madame, – répond l'enfant étonné, en levant ses beaux grands yeux vers elle.
– Êtes-vous heureux et content?
– Oui, madame.
– Pouvez-vous accepter ces bonbons?
– S'il vous plaît de me les donner.
Elle se penche pour les lui remettre et touche de son front et de ses cheveux la figure de l'enfant. Alors, baissant de nouveau son voile, elle passe.
Elle passe bien vite et s'enfuit sans regarder en arrière.
Au fond d'une cour de la Cité de Londres, dans une petite rue escarpée, tortueuse, et glissante, qui réunissait Tower Street à la rive de la Tamise, se trouvait la maison de commerce de Wilding et Co., marchands de vins. L'extrémité de la rue par laquelle on aboutissait à la rivière (si toutefois on avait le sens olfactif assez endurci contre les mauvaises odeurs pour tenter une telle aventure) avait reçu le nom d'Escalier du Casse Cou. La cour elle-même n'était pas communément désignée d'une façon moins pittoresque et moins comique: on l'appelait le Carrefour des Écloppés1.
Bien des années auparavant, on avait renoncé à s'embarquer au pied de l'Escalier du Casse Cou et les mariniers avaient cessé d'y travailler. La petite berge vaseuse avait fini par se confondre avec la rivière; deux ou trois tronçons de pilotis, un anneau, et une amarre en fier rouillé, voilà tout ce qui restait de la splendeur du Casse Cou. Il arrivait pourtant encore de temps à autre qu'une barque chargée de houille vint y aborder violemment. Quelques vigoureux chargeurs surgissaient alors de la vase, déchargeaient le bateau, transportaient le charbon dans le voisinage; et puis on ne les voyait plus. D'ordinaire le seul mouvement commercial de l'Escalier du Casse Cou, c'était le transport des tonneaux pleins et des bouteilles vides remplissant et désemplissant les caves, entrant et sortant à grand bruit, chez Wilding et Co., marchands de vins. Encore ce mouvement n'était-il pas de tous les goûts, et pendant trois marées sur quatre, la sale eau grise de la rivière venait solitairement battre de son écume et de sa vase l'amarre et l'anneau rouillé. On eût dit que Madame la Tamise, ayant entendu parler du Doge et de l'Adriatique, voulait, elle aussi, s'unir, au moyen de cet anneau, à son Doge, le Très Honorable Lord Maire, le grand conservateur de sa corruption et de ses souillures.
Vers la droite, à quelque deux cents mètres sur le monticule opposé, (touchant au bas de l'Escalier fantastique), on trouvait le Carrefour des Écloppés. Il appartenait tout entier à Wilding et Co., ce coin sordide. Leurs caves étaient creusées par-dessous, leur maison s'élevait par-dessus. Cette maison avait été réellement une habitation autrefois; on voyait encore au-dessus de sa porte un antique auvent sans support, ce qui était naguère l'ornement obligé de toute demeure habitée par un bourgeois de Londres. Une longue rangée de petites fenêtres étroites perçait cette morne façade de briques et la rendait symétriquement disgracieuse; au-dessus de tout on avait perché certaine coupole, où se balançait une cloche.
– Monsieur Bintrey, – dit Walter Wilding, – pensez-vous qu'un homme de vingt-cinq ans qui peut se dire en mettant son chapeau: ce chapeau couvre la tête du propriétaire de cette propriété et le maître des affaires qui se font dans la maison, pensez-vous que cet homme, sans être orgueilleux, n'ait point le droit de se déclarer satisfait de lui-même; le pensez-vous?
Ainsi s'exprimait Walter Wilding dans son propre bureau, s'adressant à son homme de loi, et tout de suite, pour joindre l'action à la parole, il prit son chapeau, s'en coiffa, et remit ensuite ce meuble où il l'avait pris. Il fit tout cela sans outrepasser les bornes de la modestie qui lui était naturelle, car il était né modeste.
C'était un homme à l'air simple et franc, le plus naïf des hommes, que Walter Wilding, avec son teint blanc et rose et son heureuse corpulence, étonnante chez un garçon de vingt-cinq ans. Ses cheveux bruns frisaient avec grâce, ses beaux yeux bleus avaient un attrait extraordinaire. Le plus communicatif des hommes aussi bien que le plus candide, jamais il ne trouvait assez de paroles pour épancher sa gratitude et sa joie quand il croyait avoir quelque motif d'être reconnaissant ou joyeux.
Bintrey, au contraire, était un prudent compagnon, la réserve même. Ses yeux pouvaient être comparés à deux petits globules clignotants qui sortaient de deux grosses paupières au milieu d'une grosse tête chauve. En ce moment, Wilding le réjouissait fort, il trouvait que le franc langage du jeune homme et la simplicité de son cœur étaient deux choses bien comiques.
– Oui, – dit-il, – je pense que vous avez le droit d'être satisfait… Oui, vraiment… Ah! ah!
Il y avait sur le bureau, des biscuits, une carafe, et deux verres.
– Aimez-vous le vieux Porto de quarante-cinq ans? – dit Wilding.
– Si je l'aime? – répéta Bintrey, – mais vous m'en avez fait assez boire…
– C'est du meilleur coin de notre meilleure cave, – s'écria Wilding.
– Eh! oui. Je vous remercie, monsieur… excellent vin!
Puis il se mit à rire de nouveau tout en élevant son verre et lui faisant les doux yeux. Il lui paraissait aussi bien plaisant qu'on pût se séparer sans regret d'un pareil vin et surtout le faire boire gratis à personne.
– Maintenant, – reprit Wilding, qui apportait jusque dans la discussion des affaires une gaieté d'enfant, – je crois que nous avons tout arrangé, Monsieur Bintrey, et le mieux du monde.
– Le mieux du monde, – reprit Bintrey.
– Nous nous sommes assuré un associé.
– Oui, nous nous sommes assuré un associé!.. Oui, vraiment!
– Nous demandons dans les journaux une femme de charge.
– Une femme de charge… nous la demandons dans les journaux. «S'adresser au Carrefour des Écloppés, Great Tower Street, de dix heures à midi.» Voilà l'annonce.
– Les affaires de feu ma pauvre mère sont réglées, – dit Walter.
– Réglées, – fit l'écho.
– Et tous les frais payés.
– Payés, – dit Bintrey avec son gros rire.
Et pourquoi Bintrey riait-il? C'est qu'il pensait qu'il y avait vraiment au monde des gens assez simples, pour payer des frais sans discuter.
– Feu ma pauvre chère mère, – continua Wilding, – c'est un plaisir pour moi que de parler d'elle… mais c'est un plaisir qui m'accable… vous savez combien je l'aimais et combien je lui étais cher. Certes nous avions l'un pour l'autre le plus grand amour qui puisse exister entre une mère et son fils; et, depuis le jour où elle m'avait pris sous sa garde, jamais nous n'avons connu un moment de discussion ou d'humeur. C'est un bonheur qui n'a duré que treize ans; n'est-ce pas bien court? Je n'ai vécu que treize ans auprès de ma chère mère et ce n'était que depuis huit ans qu'elle m'avait reconnu confidentiellement pour son fils. Vous connaissez cette triste histoire, Monsieur Bintrey. Qui la connaîtrait, si ce n'était vous?
Wilding se prit à sangloter.
Tandis qu'il essuyait ses larmes, que faisait Bintrey? Il savourait son Porto à petites gorgées qu'il promenait dans sa bouche.
– Je sais l'histoire… – dit-il… – Oui… oui… Je la sais.
– Ma pauvre mère, – reprit Wilding. – Elle avait été cruellement trompée, et comme elle en a souffert! Mais ses lèvres sont toujours restées muettes à ce sujet. Par qui a-t-elle été trompée et dans quelles circonstances ce grand malheur lui est-il arrivé, monsieur? Dieu seul le sait. Ma pauvre chère mère n'a jamais voulu trahir le secret de celui qui avait trahi sa confiance, jamais…
– Elle avait résolu de se taire, – interrompit Bintrey promenant de nouveau cet excellent vin dans son gosier; – elle a dû garder le silence.
À quoi il ajouta mentalement, avec un petit clignement d'yeux: – Et cela, beaucoup mieux que vous ne pourrez jamais le faire, vous qui aimez tant à parler.
– «Tes père et mère honoreras» – reprit Wilding qui sanglotait toujours… – «afin de vivre longuement.» Quand j'étais aux Enfants Trouvés, Monsieur Bintrey, je me sentais intérieurement si peu disposé à souscrire de bon cœur à ce commandement que je croyais bien n'avoir pas beaucoup de temps à vivre. Cependant je suis arrivé bien vite à honorer ma mère profondément, de toute mon âme, et je révère maintenant sa mémoire.
– Vous la révérez? – dit Bintrey.
– Pendant sept heureuses années, – continua Wilding avec le même accent de simple et virile douleur et sans songer à rougir de ses larmes, – pendant sept ans, mon excellente mère fut ici l'associée de mes prédécesseurs Pebblesson Neveu. Lorsque j'atteignis ma majorité, elle me transmit la part dont elle avait hérité dans cette maison, puis elle racheta pour moi la part de Pebblesson; elle me laissa tout ce qu'elle possédait, tout, hormis cet anneau de deuil que vous portez au doigt… Elle n'est plus! Il n'y a pas six mois qu'elle vint un matin au Carrefour des Écloppés pour y lire de ses yeux la nouvelle enseigne: Wilding et Co. Et pourtant elle n'est plus!
– Triste!.. fort triste!.. – murmura Bintrey, – mais c'est le sort commun à un moment ou à un autre: ne devons-nous pas tous cesser d'être?
Ce disant, il le prouva bien en achevant de vider la bouteille de Porto. Ce Porto de quarante-cinq ans avait aussi cessé d'être. Bintrey poussa un large soupir.
– Et puisque je l'ai perdue, – reprit Wilding en essuyant ses larmes, – il ne me reste plus qu'à nourrir éternellement son souvenir et mes regrets. La chère femme! Mon cœur se sentit entraîné vers elle dès la première fois que je la vis; c'était l'instinct de la nature… je ne pouvais pourtant la prendre alors que pour une dame étrangère. C'était un Dimanche, nous finissions de dîner là-bas aux Enfants Trouvés… Ah! vous savez bien, Monsieur Bintrey, que je ne rougis point d'avoir été aux Enfants Trouvés. Moi, qui ne me suis jamais connu de père, je désire être un père pour tous ceux qui travaillent sous mes ordres.
– Honnête désir, – fit observer Bintrey.
– C'est pourquoi, – continua Wilding qui s'animait et se noyait même un peu dans le flot montant de son éloquence, – c'est pourquoi je demande dans les journaux une excellente femme de charge, pour prendre soin de la maison d'habitation de Wilding et Co., marchand de vins, Carrefour des Écloppés. Je veux rétablir chez moi quelques-uns de nos anciens usages et les rapports touchants qui existaient autrefois entre le patron et l'employé. Il me plait de vivre à l'endroit où je gagne mon argent. Je veux, chaque jour, m'asseoir au haut bout de la table à laquelle les gens qui me servent viendront s'asseoir; et nous mangerons ensemble du même rôti, du même bouilli, et nous boirons la même bière; et mes serviteurs dormiront sous le même toit que Walter Wilding! Et tous tant que nous sommes… Je vous demande pardon, Monsieur Bintrey, voilà que mes bourdonnements dans la tête vont me reprendre… je vous serais obligé si vous me conduisiez à la pompe.
Alarmé par l'excessive coloration du visage de son client, Bintrey ne perdit pas un moment pour l'entraîner dans la cour. C'était chose facile, car le cabinet dans lequel ils causaient tous les deux y donnait accès de plain-pied du côté de la maison d'habitation. Là, l'homme d'affaires, obéissant à un signe du malade, se mit à pomper de toutes ses forces. Wilding se lava la figure et la tête et but de bon cœur; après quoi il déclara se sentir mieux.
– Voyez! – dit Bintrey, – voilà ce que c'est que de vous laisser échauffer par vos bons sentiments!
Ils regagnèrent le bureau, et tandis que Wilding s'essuyait, l'homme de loi le grondait toujours.
– Bon! – dit le jeune homme, – n'ayez pas peur. Je n'ai pas divagué, n'est-ce pas?
– Pas le moins du monde. Vous avez été parfaitement raisonnable.
– Où en étais-je, Monsieur Bintrey?
– Vous en êtes resté… mais, à votre place, je ne voudrais pas m'agiter en reprenant ce sujet quant à présent…
– J'y veillerai, je serai sur mes gardes, – dit Wilding. – À quel endroit ce diable de bourdonnement m'a-t-il pris?
– Au rôti, au bouilli, et à la bière. Vous disiez: logeant sous le même toit, afin que nous puissions tous tant que nous sommes…
– Tous tant que nous sommes!.. Ah! c'est cela… Tous tant que nous sommes, bourdonnant ensemble…
– Là… là… – interrompit Bintrey. – Quand je vous disais que vos bons sentiments ne sont propres qu'à vous exalter, à vous faire du mal… Voulez-vous encore essayer de la pompe?
– Non! non! c'est inutile. Je vais bien, Monsieur Bintrey. Je reprends donc: Afin que nous puissions, tous tant que nous sommes, formant une sorte de famille… Voyez-vous, je n'ai jamais été accoutumé à l'existence personnelle que tout le monde mène dans son enfance. Plus tard j'ai été absorbé par ma pauvre chère mère. Après l'avoir perdue, je me suis trouvé bien plus apte à faire partie d'une association qu'à vivre seul. Je ne suis rien par moi-même… Ah! Monsieur Bintrey, faire mon devoir envers ceux qui dépendent de moi et me les attacher sans réserve, cette idée revêt à mes yeux un charme tout patriarcal et ravissant! Je ne sais quel effet elle peut produire sur vous…
– Sur moi? – répliqua Bintrey, – il n'importe guère. Que suis-je en cette circonstance? Rien. C'est vous qui êtes tout, Monsieur Wilding? Par conséquent, l'effet que vos idées peuvent produire sur moi est ce qu'il y a de plus indifférent au monde.
– Oh! – s'écria Wilding avec un feu extraordinaire, – mon plan me parait, à moi, délicieux…
– En vérité! – interrompit brusquement l'homme d'affaires, – si j'étais à votre place, je ne voudrais pas m'agi…
– Ne craignez rien, – fit Wilding. – Tenez! – continua-t-il en prenant sur un meuble un gros livre de musique. – Voici Haendel.
– Haendel, – répéta Bintrey avec un grognement menaçant, – qui est cela?
– Haendel!.. Mozart, Haydn, Kent, Purcel, le Docteur Arne, Greene, Mendelssohn, je connais tous les chœurs de ces maîtres. C'est la collection de la chapelle des Enfants Trouvés. Les belles antiennes! Pourquoi ne les apprendrions-nous pas ensemble?
– Ensemble? que veut dire cet «ensemble?» – s'écria l'homme d'affaires exaspéré, – qui apprendra ces antiennes?
– Qui?.. le patron et les employés.
– À la bonne heure! c'est autre chose.
Pendant un moment il avait cru que Wilding allait lui répondra: l'homme d'affaires et le client: vous et moi!
– Non, ce n'est pas autre chose, – reprit Wilding, – c'est la même chose. La musique doit surtout servir de lien entre nous. Monsieur Bintrey, nous formerons un chœur dans quelque paisible église, près du Carrefour des Écloppés, après que nous aurons, avec joie, chanté ensemble, nous reviendrons ici dîner ensemble avec plaisir. Ce qui me préoccupe maintenant, c'est de mettre ce système en pratique dans le plus bref délai possible, de façon que mon nouvel associé se trouve établi en arrivant dans la maison.
– Grand bien vous fasse! – s'écria Bintrey en se levant. – Est-ce que Laddle sera aussi l'associé de Haendel, Mozart, Haydn, Kent, Purcel, le Docteur Arne, Greene, et Mendelssohn?
– Je l'espère.
– Je souhaite que ces messieurs en soient contents, reprit Bintrey. – Adieu, monsieur.
Ils se serrèrent la main et se séparèrent. À peine Bintrey s'était-il éloigné que l'on frappa à la porte. Quelqu'un entra dans le bureau de Wilding par une porte de communication qui s'ouvrait dans la salle où se tenaient les commis. C'était le chef des garçons de cave de Wilding et Co., jadis chef des garçons de cave de Pebblesson Neveu, Joey Laddle, lui-même, un homme lent et grave, comme architecture humaine un portefaix. Il était vêtu d'un vêtement froncé et d'un tablier à bavette qui ressemblait à la fois à un paillasson et à la peau d'un rhinocéros.
– … Quant à la même nourriture et au même logement, Monsieur Wilding, mon jeune maître… – dit-il, en entrant, d'un ton bourru.
– Quoi! Joey…
– Eh bien! s'il faut parler pour moi, Monsieur Wilding… et jamais je n'ai parlé ni ne parlerai pour d'autres que pour moi… je n'ai aucun besoin, ni d'être nourri, ni d'être logé. Si cependant vous désirez me loger et me nourrir, soit… je puis manger comme tout le monde et je me soucie moins de l'endroit où je mangerai que de ce qu'on me fera manger, ne vous en déplaise. Est-ce que tous vos employés vont aussi vivre chez vous, mon jeune maître? Les deux autres garçons de cave, les trois porteurs, les deux apprentis, les hommes de journée… tout le monde?
– Oui, Joey… et j'espère que nous formerons une famille unie.
– Bon, – dit Joey, – je l'espère pour eux.
– Pour eux?.. Dites aussi pour nous.
Joey Laddle secoua la tête.
– Ne comptez pas trop sur moi pour cela, Monsieur Wilding, mon jeune maître. Ce n'est pas à mon âge, et après les circonstances qui ont formé mon caractère, qu'on se prend tout d'un coup à aimer la société. Lorsque Pebblesson Neveu me disaient: «Joey, tâche donc de prendre une figure plus enjouée,» je leur ai souvent répondu: «C'est bon à vous qui êtes accoutumés à boire le vin, d'avoir un visage gai. Moi je ne fais que le respirer par les pores de ma peau. Pris de cette façon, il agit différemment. Autre chose, messieurs, de remplir vos verres dans une bonne salle à manger, bien chaude, en poussant un Hip hurrah! vigoureux et en portant des toasts aux convives; autre chose de s'en remplir soi-même par les pores et par les poumons, au fond d'une cave basse et noire et dans une atmosphère moisie.» Je disais cela à Pebblesson Neveu. Ah! Monsieur Wilding, mon jeune maître, j'ai été garçon de cave toute ma vie, j'ai appliqué toute mon intelligence au travail, et me voilà aussi abruti qu'un homme peut l'être. Allez! vous ne trouverez pas plus abruti que moi. Vous ne trouverez pas non plus mon égal en humeur noire. Chantez, videz gaiement vos verres. On dit que chaque goutte que vous répandez sur vous efface une ride… je ne dis pas non. Mais essayez de humer le vin par vos pores quand vous n'en avez pas besoin. Et vous verrez.