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Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur Lidenbrock, revint précipitamment vers sa petite maison située dans l’un des vieux quartiers de Hambourg.
Il jeta dans un coin sa canne à tête de casse-noisette[1], sur la table son large chapeau et à son neveu ces paroles : « Axel, suis-moi ! »
Il était professeur au Johannæum[2], et faisait un cours de minéralogie pendant lequel il se mettait régulièrement en colère une fois ou deux. Non point qu’il se préoccupât d’avoir des élèves assidus à ses leçons, ni du degré d’attention qu’ils lui accordaient, ni du succès qu’ils pouvaient obtenir par la suite ; ces détails ne l’inquiétaient guère. C’était un savant égoïste, un puits de science dont la poulie grinçait quand on en voulait tirer quelque chose : en un mot, un avare.
Il y a quelques professeurs de ce genre en Allemagne.
Mon oncle était conservateur du musée minéralogique de M. Struve, ambassadeur de Russie, précieuse collection d’une renommée européenne.
C’était un homme grand, maigre, d’une santé de fer et d’un blond juvénil[3] qui lui ôtait dix bonnes années de sa cinquantaine. Ses gros yeux roulaient sans cesse derrière des lunettes considérables ; son nez, long et mince, ressemblait à une lame affilée ; les méchants prétendaient même qu’il était aimanté et qu’il attirait la limaille de fer[4]. Pure calomnie : il n’attirait que le tabac, mais en grande abondance, pour ne point mentir.
Il demeurait dans sa petite maison de Königstrasse, une habitation moitié bois, moitié brique, à pignon dentelé[5].
Mon oncle était riche pour un professeur allemand. La maison lui appartenait en toute propriété, contenant et contenu. Le contenu, c’était sa filleule Graüben[6], de dix-sept ans, la bonne Marthe et moi. En ma double qualité de neveu et d’orphelin, je devins son aide dans ses expériences.
J’avais du sang de minéralogiste dans les veines, et je ne m’ennuyais jamais en compagnie de mes précieux cailloux.
En somme, on pouvait vivre heureux dans cette maisonnette de Königstrasse, malgré les impatiences de son propriétaire, car, tout en s’y prenant d’une façon un peu brutale, celui-ci ne m’en aimait pas moins. Mais cet homme-là ne savait pas attendre.
Quand, en avril, il avait planté dans les pots de faïence de son salon des pieds de réséda, chaque matin il allait régulièrement les tirer par les feuilles afin de hâter leur croissance.
Avec un pareil original, il n’y avait qu’à obéir. Je me précipitai donc dans le cabinet de mon oncle.
Ce cabinet était un véritable musée. Tous les échantillons du règne minéral[7] s’y trouvaient étiquetés avec l’ordre le plus parfait.
Mon oncle était assis dans son large fauteuil et tenait entre les mains un livre qu’il considérait avec la plus profonde admiration.
« Quel livre ! quel livre ! » s’écriait-il.
Cette exclamation me rappela que le professeur Lidenbrock était aussi bibliomane.
« Eh bien ! me dit-il, tu ne vois donc pas ? Mais c’est un trésor inestimable que j’ai rencontré ce matin dans la boutique.
– Magnifique ! » répondis-je avec un enthousiasme de commande[8].
En effet, à quoi bon ce fracas pour un vieux bouquin jaunâtre auquel pendait un signet décoloré ?
Cependant le professeur continuait à pousser les interjections admiratives.
« Vois, disait-il, en se faisant à lui-même demandes et réponses ; est-ce assez beau ? Oui, c’est admirable ! Et quelle reliure ! Ce livre s’ouvre-t-il facilement ? Oui, car il reste ouvert à n’importe quelle page ! Mais se ferme-t-il bien ? Oui, car la couverture et les feuilles forment un tout bien uni. Et ce dos qui n’offre pas une seule brisure après sept cents ans d’existence ! »
Je ne pouvais faire moins que de l’interroger sur son contenu[9], bien que cela ne m’intéressât aucunement.
« Et quel est donc le titre de ce merveilleux volume ? demandai-je avec un empressement trop enthousiaste pour n’être pas feint.
– Cet ouvrage ! répondit mon oncle en s’animant, c’est l’Heims-Kringla de Snorre Turleson, le fameux auteur islandais du douzième siècle ! C’est la Chronique des princes norvégiens qui régnèrent en Islande !
– Vraiment ! m’écriai-je de mon mieux, et, sans doute, c’est une traduction en langue allemande ?
– Bon ! riposta vivement le professeur, une traduction ! Et qu’en ferais-je de ta traduction ! Ceci est l’ouvrage original en langue islandaise, ce magnifique idiome, riche et simple à la fois !
– Comme l’allemand.
– Oui, répondit mon oncle, sans compter que la langue islandaise admet les trois genres comme le grec et décline les noms propres comme le latin !
– Ah ! fis-je un peu ébranlé dans mon indifférence, et les caractères de ce livre sont-ils beaux ?
– Des caractères ! Qui te parle de caractères, malheureux Axel ? Ah ! tu prends cela pour un imprimé[10] ! Mais, ignorant, c’est un manuscrit, et un manuscrit runique[11] !…
– Runique ?
– Oui ! Vas-tu me demander maintenant de t’expliquer ce mot ?
– Je m’en garderai bien », répliquai-je avec l’accent d’un homme blessé dans son amour-propre.
Mais mon oncle continua et m’instruisit, malgré moi, de choses que je ne tenais guère à savoir.
« Les runes, reprit-il, étaient des caractères d’écriture usités autrefois en Islande, et, suivant la tradition, ils furent inventés par Odin[12] lui-même ! Mais regarde donc, admire donc, impie, ces types qui sont sortis de l’imagination d’un dieu ! »
Ma foi, faute de réplique, j’allais me prosterner, genre de réponse qui doit plaire aux dieux comme aux rois, quand un incident vint détourner le cours de la conversation. Un parchemin crasseux glissa du bouquin et tomba à terre.
Mon oncle se précipita sur ce brimborion avec une avidité facile à comprendre. Un vieux document, enfermé peut-être depuis un temps immémorial dans un vieux livre, ne pouvait manquer d’avoir un haut prix à ses yeux.
« Qu’est-ce que cela ? » s’écria-t-il.
Il déploya soigneusement sur sa table un morceau de parchemin long de cinq pouces, large de trois, et sur lequel s’allongeaient des caractères de grimoire.
Le professeur considéra pendant quelques instants cette série de caractères ; puis il dit en relevant ses lunettes :
« C’est du runique ; ces types sont absolument identiques à ceux du manuscrit de Snorre Turleson ! Mais… qu’est-ce que cela peut signifier ? C’est pourtant du vieil islandais ! »
Deux heures sonnèrent. Et la bonne Marthe ouvrit la porte du cabinet en disant :
« La soupe est servie.
– Au diable la soupe ! » s’écria mon oncle.
Marthe s’enfuit. Je volai sur ses pas, et me trouvai assis à ma place habituelle dans la salle à manger.
J’attendis quelques instants. Le professeur ne vint pas.
« Je n’ai jamais vu chose pareille ! disait la bonne Marthe. M. Lidenbrock qui n’est pas à table ! Cela présage quelque événement grave ! »
J’en étais à ma dernière crevette, lorsqu’une voix retentissante m’arracha aux voluptés du dessert[13]. Je ne fis qu’un bond de la salle dans le cabinet.
« C’est évidemment du runique, disait le professeur en fronçant le sourcil. Mais il y a un secret, et je le découvrirai, sinon… »
Un geste violent acheva sa pensée.
« Mets-toi là, ajouta-t-il en m’indiquant la table du poing, et écris. »
En un instant je fus prêt.
« Maintenant, je vais te dicter chaque lettre de notre alphabet qui correspond à l’un de ces caractères islandais. Nous verrons ce que cela donnera. »
La dictée commença. Je m’appliquai de mon mieux[14] ; chaque lettre fut appelée l’une après l’autre, et forma l’incompréhensible succession des mots suivants :
Quand ce travail fut terminé, mon oncle prit vivement la feuille sur laquelle je venais d’écrire, et il l’examina longtemps avec attention.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? » répétait-il machinalement.
Sur l’honneur, je n’aurais pas pu le lui apprendre. D’ailleurs il continua de se parler à lui-même :
« C’est ce que nous appelons un cryptogramme, disait-il, dans lequel le sens est caché sous des lettres brouillées à dessein[15], et qui convenablement disposées formeraient une phrase intelligible. Cela peut nous conduire à une grande découverte ! »
Pour mon compte, je pensais qu’il n’y avait absolument rien, mais je gardai prudemment mon opinion.
Le professeur prit alors le livre et le parchemin, et les compara tous les deux.
« Ces deux écritures ne sont pas de la même main, dit-il ; le cryptogramme est postérieur au livre, et j’en vois tout d’abord une preuve irréfragable. En effet, la première lettre est une double M, et elle ne fut ajoutée à l’alphabet islandais qu’au quatorzième siècle. Ainsi donc, il y a au moins deux cents ans entre le manuscrit et le document. »
Je fus d’accord.
« On peut imaginer que l’un des possesseurs de ce livre aura tracé ces caractères mystérieux. Mais qui diable était ce possesseur ? N’aurait-il point mis son nom en quelque endroit de ce manuscrit ? »
Mon oncle releva ses lunettes, prit une forte loupe, et passa soigneusement en revue les premières pages du livre. Au verso de la seconde, celle du faux titre[16], il découvrit une sorte de macule, qui faisait à l’œil l’effet d’une tache d’encre. Cependant, il put y distinguer quelques caractères à demi effacés. Sa grosse loupe aidant, mon oncle finit par reconnaître les signes.
« Arne Saknussemm ! s’écria-t-il d’un ton triomphant, mais c’est un nom cela, et un nom islandais encore, celui d’un savant du seizième siècle, d’un alchimiste célèbre ! »
Je regardai mon oncle avec une certaine admiration.
« Ces alchimistes, reprit-il, Avicenne[17], Paracelse[18], étaient les véritables, les seuls savants de leur époque. Ils ont fait des découvertes dont nous avons le droit d’être étonnés. Pourquoi, ce Saknussemm n’aurait-il pas enfoui sous cet incompréhensible cryptogramme quelque surprenante invention ? Cela doit être ainsi. Cela est. »
« Sans doute, osai-je répondre, mais quel intérêt pouvait avoir ce savant à cacher ainsi quelque merveilleuse découverte ?
– Pourquoi ? pourquoi ? Eh ! le sais-je ? Galilée n’en a-t-il pas agi ainsi pour Saturne ?[19] D’ailleurs, nous verrons bien : j’aurai le secret de ce document, et je ne prendrai ni nourriture ni sommeil avant de l’avoir deviné.
– Oh ! pensai-je.
– Et d’abord, fit mon oncle, il faut trouver la langue de ce « chiffre. » Cela ne doit pas être difficile. »
À ces mots, je relevai vivement la tête. Mon oncle reprit son soliloque :
« Rien n’est plus aisé. Il y a dans ce document cent trente-deux lettres qui donnent soixante-dix neuf consonnes contre cinquante-trois voyelles. Or, c’est à peu près suivant cette proportion que sont formés les mots des langues méridionales. Il s’agit donc d’une langue du Midi. »
Ces conclusions étaient fort justes.
« Mais quelle est cette langue ? »
« Ce Saknussemm, reprit-il, était un homme instruit ; or, dès qu’il n’écrivait pas dans sa langue maternelle, il devait choisir de préférence la langue courante entre les esprits cultivés du seizième siècle, je veux dire le latin. J’ai donc le droit de dire à priori : Ceci est du latin. »
Je sautai sur ma chaise. Mes souvenirs de latiniste se révoltaient contre la prétention que cette suite de mots baroques pût appartenir à la douce langue de Virgile[20].
« Oui ! du latin, reprit mon oncle, mais du latin brouillé.
– À la bonne heure ![21] pensai-je.
– Examinons bien, dit-il, en reprenant la feuille sur laquelle j’avais écrit. Voilà une série de cent trente-deux lettres qui se présentent sous un désordre apparent. Il y a des mots où les consonnes se rencontrent seules comme le premier « nrnlls, » d’autres où les voyelles, au contraire, abondent. Or, cette disposition n’a évidemment pas été combinée : elle est donnée mathématiquement. Il me parait certain que la phrase primitive a été écrite régulièrement, puis retournée suivant une loi qu’il faut découvrir. Celui qui posséderait la clef de ce « chiffre » le lirait couramment. Mais quelle est cette clef ? Axel, as-tu cette clef ? »
À cette question je ne répondis rien, et pour cause. Mes regards s’étaient arrêtés sur un charmant portrait suspendu au mur, le portrait de Graüben. Nous nous aimions, et nous étions fiancés à l’insu de mon oncle, trop géologue pour comprendre de pareils sentiments. Graüben était une charmante jeune fille blonde aux yeux bleus ; je l’adorais. Elle m’aidait à ranger chaque jour les précieuses pierres de mon oncle ; elle les étiquetait avec moi. C’était une très forte minéralogiste que mademoiselle Graüben ! Que de douces heures nous avions passées à étudier ensemble ! et combien j’enviai souvent le sort de ces pierres insensibles qu’elle maniait de ses charmantes mains !
Or, j’en étais là de mon rêve, quand mon oncle, frappant la table du poing, me ramena violemment à la réalité.
« Ce n’est pas cela ! s’écria mon oncle, cela n’a pas le sens commun ! »
Puis, traversant le cabinet comme un boulet, descendant l’escalier comme une avalanche, il se précipita dans Königstrasse, et s’enfuit.