A l’extérieur, on peut affirmer que le tzar gardera une politique tout à fait pacifique, presque recueillie, une allure de réserve extrême.
Il s’efforcera de conserver ses bonnes relations avec l’Allemagne, pour laquelle son attitude sera sensiblement la même que celle de son père. La France bénéficiera sans doute d’une nuance de sympathie plus marquée, tandis que, dans ses rapports avec l’Autriche, apparaîtra vraisemblablement une apparence de défiance. Dans tous les cas c’en est fini, bien fini, de ce qu’on appelait la triple alliance. On ne la verra plus renaître. Les relations nouvelles de la Russie avec l’Angleterre prendront presque certainement un caractère de cordialité plus grande qui se manifestera surtout par la cessation des tentatives, de la marche en avant de la Russie vers l’Asie. Une considération (toujours prépondérante) qui nous fait prédire cette gracieuseté d’Alexandre III pour l’Angleterre, c’est l’amitié très vive, qui l’unit au prince de Galles.
On s’ingénie dès aujourd’hui à prévoir quelles influences pourront agir sur l’esprit du jeune souverain. Toutes les suppositions sont vaines. Son humeur indépendante lui fera secouer toute pression, de quelque part qu’elle vienne. Il n’est qu’une personne peut-être dont les conseils seront toujours écoutés, sinon suivis: c’est M. Pobédonostsef, fils d’un professeur d’université à Moscou, homme fort instruit, ancien précepteur du tzarewitch et actuellement procureur général au Saint-Synode. Son caractère est élévé, son érudition très large, mais sa piété exagérée en fait un orthodoxe presque fanatique.
Pendant la dernière année du règne d’Alexandre II le nouvel empereur s’est beaucoup rapproché du comte Loris-Melikoff et du comte Miliutine, dont il a apprécié les hautes qualités. Il est à présumer que ces deux personnages conserveront leur poste. Tous les fonctionnaires appartenant au parti allemand seront presque certainement frappés, et les grands-ducs, oncles du tzar, pour qui il ne cache guère son peu de respect et d’affection, tomberont en disgrâce et n’auront, de toute façon, aucune influence d’aucune sorte.
Le grand-duc Wladimir, frère d’Alexandre III, qui vient d’être nommé chef de toute la garde et commandant des forces militaires de Saint-Pétersbourg, exercera dans le règne qui commence une autorité puissante dont est garante la grande amitié de son frère.
Pour résumer en quelques mots la situation, nous verrons probablement un règne où sera justifié jusqu’à un certain point le titre «d’empereur des paysans» qu’on donne dès à présent au tzar. Nous assisterons à de grandes améliorations dans l’état actuel, améliorations qui viseront particulièrement les classes rurales, mais qui s’étendront aussi aux autres classes. Ces dernières réformes porteront surtout sur la direction des finances, l’instruction publique et l’administration, dont la décentralisation est plus que probable.
Mais toutes ces mesures, nous le répétons, viendront d’en haut, comme un effet du bon plaisir, de la libéralité du souverain, qui pourra consentir, comme maximum de concession, à prendre conseil d’une assemblée élue, mais tout en gardant son droit intact de décider en dernier ressort.
A l’extérieur, politique pacifique, politique de douceur, cessation des tentatives vers l’Asie, relations plus ou moins sympathiques, mais froides en général avec le reste de l’Europe, il est probable également que le tzar résistera à la politique radicalement panslaviste à laquelle tâchera de le pousser le parti national slavophile, auquel il est intimement uni.
Quant aux nihilistes qui supposent que l’empereur pourra être amené par la peur à accorder des concessions plus grandes, à donner même une constitution, ils se trompent grossièrement, ignorant tout à fait son caractère et son énergie. Leurs tentatives d’intimidation ne feront que l’arrêter dans la voie libérale où le conduit sa nature; s’il y fait quelques pas, ce ne sera point parce qu’ils l’auront intimidé, mais quoiqu’ils l’aient menacé.
Placés entre le parti ultra-national et la faction nihiliste, les libéraux constitutionnels tâcheront et réussiront peut-être à prouver à l’empereur que les réformes libérales, loin d’ébranler son trône, ne feraient que l’affermir. Puissent-ils le convaincre (car son esprit est large et éclairé) qu’ils ne sont pas poussés par un simple désir d’imiter l’Europe, mais que des modifications profondes dans l’organisation politique du gouvernement sont devenues nécessaires! Les Russes sont de la même race que les autres peuples européens, leur instruction et leur civilisation sont analogues, leurs besoins sont identiques, leur langue obéit à la même grammaire: aussi pourquoi la vie politique du peuple russe ne reposerait-elle pas sur les mêmes assises constitutionelles que celles des nations ses voisines?
La situation sociale, politique et financière de la Russie est certainement grave; et ce n’est pas en vain que, dans son manifeste d’avènement, Alexandre III parle de la lourde tâche qui lui incombe. Un autocrate de génie pourrait y échouer; un souverain honnête homme, s’appuyant sur les forces vives de la nation et les appelant à son aide, a des chances de réussir.